Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, les chiffres en rouge, au-dessus du chauffeur, indiquent 9 heures 50. D’un geste ennuyé, je soulève les rideaux à ma droite. Quelle ne fut pas ma surprise : j’ai retrouvé la mer rouge ! Elle est là, à côté de moi. Sa présence apaise le sentiment de vide qui m’anime. Géographiquement, je sais où je vais mais fondamentalement, je n’en n’ai aucune idée. Dehors, le désert a changé d’apparence, il y a moins de dunes. Celles-ci sont remplacées par des édifices rocheux déposés sur le plat d’une terre balayée par les vents. Pendant le trajet, j’ai ponctuellement passé ma tête sous les rideaux. Sur ma rétine s’imprime alors une dimension supplémentaire à celle du temps qui passe. Les paysages défilant aux fenêtres du véhicule en progression partagent avec moi les couleurs et les formes d’une géographie unique sublimées par la lumière de l’instant.
Dans la conversation, Shérif me demande mon numéro de téléphone afin que nous puissions rester en contact. J’hésite… Vais-je être embêtée par des messages intempestifs ? J’ai déjà eu le coup en Afrique du Sud, et plusieurs années après le voyage, je recevais toujours des messages réprobateurs de mes silences. Mais finalement, j’accepte. Entre nous, la relation est pure, ce que nous échangeons vient du cœur. À l’exception du continent qui nous a vu grandir, nous avons vécu le même genre de vie, lui et moi. Nous sommes des jeunes éduqués ayant suivi des études universitaires scientifiques, nous raisonnons de façon similaire. Nous ne sommes que deux enfants curieux sans aucune autre ambition. Après avoir ajouté mon contact sur WhatsApp, il clique sur l’icône qui lui permet de visualiser ma photo en grand sur son écran. « C’est toi ? » me demande-t-il moitié surpris, moitié enjoué. En examinant l’image, son visage arbore progressivement un immense sourire exposant ses dents blanches. Ce garçon est spécial, il s’émerveille d’un rien.
À l’entrée de Dahab, nous atteignons enfin le dernier contrôle de sécurité d’une longue série. Devant nous, une grande mosaïque, représentant certaines des activités extérieures pratiquées ici, nous souhaite la bienvenue dans la ville. Les portes du bus à l’arrêt sont restées ouvertes le temps du contrôle, et une chaleur étouffante pénètre dans l’habitacle. Je réalise brutalement que le désert nous encercle. Jusqu’ici, je n’avais pas pleinement pris conscience de sa présence. Il y avait, bien-sûr, un environnement désertique autour de moi mais il était comme le décor pittoresque d’une scène de cinéma. Il n’avait ni odeur ni sensation tactile. Il n’était, en fait, qu’une image sur laquelle mon esprit n’avait posé aucun jugement. Et puis, lors des dernières haltes, il était encore tôt, la température n’était pas accablante. Mais à présent, cette chaleur est pesante, elle a l’odeur de la mort. Ma vulnérabilité face aux éléments est alors évidente. J’ai le sentiment d’être enfermée dans un four qui continue graduellement de chauffer. Quelle horreur, que suis-je venue faire ici ? Suis-je sur le point de pénétrer les portes d’un enfer ?
Stressée par cette atmosphère, je fais part à Shérif de mon inconfort.
« Il fait si chaud ! » lui dis-je pour soulager mon anxiété.
Sans me répondre, ni avoir l’air de me prêter attention, il apostrophe le chauffeur en arabe. Je ne comprends pas ce qu’ils se disent ! Désemparée face à la situation, je me sens subitement ridicule d’être à ce point submergée par mes émotions. C’est alors que le brouhaha d’une soufflerie se mit en route et que sortit des bouches de ventilation de l’air frais. Ma peur de rôtir comme une dinde pouvait s’envoler… Une fois de plus, j’étais épargnée ! J’avais délibérément trouvé, dans ce bus, un ange gardien.
L’arrivée à l’entrée de Dahab marque bientôt la fin de ces plus de 1500 kilomètres parcourus à travers l’Égypte. Je me sens confuse de parvenir à destination. J’ai le blues de quitter cet espace, propice aux rêveries et au vagabondage de l’esprit, dans lequel je n’avais aucune responsabilité ni aucun rôle à tenir sauf peut-être, mon préféré, celui d’être une quelconque voyageuse. Et puis, il y a Shérif, à qui je vais devoir dire au revoir… Shérif, ce jeune étudiant du Caire que j’ai royalement snobé pendant les 7 premières heures du voyage mais duquel j’ai maintenant grand mal à me séparer.
A midi, le bus arrête définitivement sa course sur un parking sommaire. L’environnement est hostile, le soleil au zénith, la lumière aveuglante. En plus de la forte chaleur, les couleurs sont peu attirantes : on dirait que tout est gris, depuis les immeubles en construction laissés à l’abandon, au sable qui jonche, un peu partout, le sol apparemment stérile. De ce que mes yeux sont capables de voir, le vert n’existe pas ici. Mais à vrai dire, je n’ai pas le temps de m’attarder sur ces détails, l’agitation est montée en moi, l’action est le mot d’ordre à présent : récupérer ma valise, trouver un taxi, arriver au point de rendez-vous fixé par la propriétaire de mon logement, y récupérer les clés de l’appartement et découvrir ce nouveau lieu de vie pour les semaines à venir. Je rassemble le peu d’énergie qu’il me reste encore après ces 31 heures de voyage, et j’actionne les muscles tremblants de mes jambes restées inertes si longtemps.
Après avoir récupéré ma valise dans la soute, je scrute les alentours pour retrouver Shérif parmi les passagers tous maintenant affairés à leurs obligations de circonstance. Je finis par l’apercevoir, séparé de la majorité du groupe que nous constituons autour du car. Il est appuyé à la fenêtre d’un pick-up blanc discutant avec son conducteur. Dans ce laps de temps, le bus est déjà prêt à repartir, et le chauffeur est sur le point de refermer la soute à bagages sur un ultime sac resté à l’intérieur. Le lien se fait rapidement, Shérif n’en a aucun auprès de lui… Lorsque j’arrive à sa hauteur, après avoir péniblement tiré mon imposante valise rouge jusqu’à lui, il relève le buste, et me dit aussitôt :
« Ce taxi va t’amener à Sina Market. J’ai négocié le prix du trajet pour toi : 15 livres égyptiennes. Ne donne jamais plus quand tu circules dans Dahab, ne l’oublie pas ! »
Il prend ensuite mon bagage et le met dans le pick-up. Je reste plantée là, à le regarder faire.
« Shérif, ils ont fermé la soute… As-tu récupéré ta valise ? »
« J’ai encore 5 minutes ! » me répond-t-il, sûr de lui, après avoir jeté un vague coup d’œil à l’autocar par-dessus son épaule.
S’il pense être large sur le temps qui lui reste pour récupérer ses affaires, je ne suis pas du même avis. Afin d’accélérer les choses, je me décide à lui dire au revoir. Pour ce faire, j’entreprends de le prendre dans mes bras. Cela me semblait être une idée appropriée pour lui montrer toute la gratitude que j’ai envers lui, jusqu’à ce que nos têtes ne se coordonnent pas comme il le faudrait et que l’incorrect agencement de nos visages, trop proches, me fasse regretter cette initiative. Quand nos corps se séparent, c’est le malaise ! Je détourne les yeux pour ne pas croiser les siens mais ce faisant, je croise les regards inquisiteurs de ses quatre amis l’attendant.
Nous sommes déjà les derniers passagers encore présents sur le terrain. Par chance, le bus n’est toujours pas parti. Je m’empresse de remercier Shérif une dernière fois, avant de rentrer dans le taxi.
Depuis la place passager, je fixe dans le rétroviseur l’image de mon ami qui rétrécit à mesure que le pick-up s’en éloigne.