Catégorie : Projet d’écriture

2. La brûlure du Sinaï

Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, les chiffres en rouge, au-dessus du chauffeur, indiquent 9 heures 50. D’un geste ennuyé, je soulève les rideaux à ma droite. Quelle ne fut pas ma surprise : j’ai retrouvé la mer rouge ! Elle est là, à côté de moi. Sa présence apaise le sentiment de vide qui m’anime. Géographiquement, je sais où je vais mais fondamentalement, je n’en n’ai aucune idée. Dehors, le désert a changé d’apparence, il y a moins de dunes. Celles-ci sont remplacées par des édifices rocheux déposés sur le plat d’une terre balayée par les vents. Pendant le trajet, j’ai ponctuellement passé ma tête sous les rideaux. Sur ma rétine s’imprime alors une dimension supplémentaire à celle du temps qui passe. Les paysages défilant aux fenêtres du véhicule en progression partagent avec moi les couleurs et les formes d’une géographie unique sublimées par la lumière de l’instant.

 

Dans la conversation, Shérif me demande mon numéro de téléphone afin que nous puissions rester en contact. J’hésite… Vais-je être embêtée par des messages intempestifs ? J’ai déjà eu le coup en Afrique du Sud, et plusieurs années après le voyage, je recevais toujours des messages réprobateurs de mes silences. Mais finalement, j’accepte. Entre nous, la relation est pure, ce que nous échangeons vient du cœur. À l’exception du continent qui nous a vu grandir, nous avons vécu le même genre de vie, lui et moi. Nous sommes des jeunes éduqués ayant suivi des études universitaires scientifiques, nous raisonnons de façon similaire. Nous ne sommes que deux enfants curieux sans aucune autre ambition. Après avoir ajouté mon contact sur WhatsApp, il clique sur l’icône qui lui permet de visualiser ma photo en grand sur son écran. « C’est toi ? » me demande-t-il moitié surpris, moitié enjoué. En examinant l’image, son visage arbore progressivement un immense sourire exposant ses dents blanches. Ce garçon est spécial, il s’émerveille d’un rien.

 

À l’entrée de Dahab, nous atteignons enfin le dernier contrôle de sécurité d’une longue série. Devant nous, une grande mosaïque, représentant certaines des activités extérieures pratiquées ici, nous souhaite la bienvenue dans la ville. Les portes du bus à l’arrêt sont restées ouvertes le temps du contrôle, et une chaleur étouffante pénètre dans l’habitacle. Je réalise brutalement que le désert nous encercle. Jusqu’ici, je n’avais pas pleinement pris conscience de sa présence. Il y avait, bien-sûr, un environnement désertique autour de moi mais il était comme le décor pittoresque d’une scène de cinéma. Il n’avait ni odeur ni sensation tactile. Il n’était, en fait, qu’une image sur laquelle mon esprit n’avait posé aucun jugement. Et puis, lors des dernières haltes, il était encore tôt, la température n’était pas accablante. Mais à présent, cette chaleur est pesante, elle a l’odeur de la mort. Ma vulnérabilité face aux éléments est alors évidente. J’ai le sentiment d’être enfermée dans un four qui continue graduellement de chauffer. Quelle horreur, que suis-je venue faire ici ? Suis-je sur le point de pénétrer les portes d’un enfer ?

Stressée par cette atmosphère, je fais part à Shérif de mon inconfort.

« Il fait si chaud ! » lui dis-je pour soulager mon anxiété.

Sans me répondre, ni avoir l’air de me prêter attention, il apostrophe le chauffeur en arabe. Je ne comprends pas ce qu’ils se disent ! Désemparée face à la situation, je me sens subitement ridicule d’être à ce point submergée par mes émotions. C’est alors que le brouhaha d’une soufflerie se mit en route et que sortit des bouches de ventilation de l’air frais. Ma peur de rôtir comme une dinde pouvait s’envoler… Une fois de plus, j’étais épargnée ! J’avais délibérément trouvé, dans ce bus, un ange gardien.

 

L’arrivée à l’entrée de Dahab marque bientôt la fin de ces plus de 1500 kilomètres parcourus à travers l’Égypte. Je me sens confuse de parvenir à destination. J’ai le blues de quitter cet espace, propice aux rêveries et au vagabondage de l’esprit, dans lequel je n’avais aucune responsabilité ni aucun rôle à tenir sauf peut-être, mon préféré, celui d’être une quelconque voyageuse. Et puis, il y a Shérif, à qui je vais devoir dire au revoir… Shérif, ce jeune étudiant du Caire que j’ai royalement snobé pendant les 7 premières heures du voyage mais duquel j’ai maintenant grand mal à me séparer.

 

A midi, le bus arrête définitivement sa course sur un parking sommaire. L’environnement est hostile, le soleil au zénith, la lumière aveuglante. En plus de la forte chaleur, les couleurs sont peu attirantes : on dirait que tout est gris, depuis les immeubles en construction laissés à l’abandon, au sable qui jonche, un peu partout, le sol apparemment stérile. De ce que mes yeux sont capables de voir, le vert n’existe pas ici. Mais à vrai dire, je n’ai pas le temps de m’attarder sur ces détails, l’agitation est montée en moi, l’action est le mot d’ordre à présent : récupérer ma valise, trouver un taxi, arriver au point de rendez-vous fixé par la propriétaire de mon logement, y récupérer les clés de l’appartement et découvrir ce nouveau lieu de vie pour les semaines à venir. Je rassemble le peu d’énergie qu’il me reste encore après ces 31 heures de voyage, et j’actionne les muscles tremblants de mes jambes restées inertes si longtemps.

 

Après avoir récupéré ma valise dans la soute, je scrute les alentours pour retrouver Shérif parmi les passagers tous maintenant affairés à leurs obligations de circonstance. Je finis par l’apercevoir, séparé de la majorité du groupe que nous constituons autour du car. Il est appuyé à la fenêtre d’un pick-up blanc discutant avec son conducteur. Dans ce laps de temps, le bus est déjà prêt à repartir, et le chauffeur est sur le point de refermer la soute à bagages sur un ultime sac resté à l’intérieur. Le lien se fait rapidement, Shérif n’en a aucun auprès de lui… Lorsque j’arrive à sa hauteur, après avoir péniblement tiré mon imposante valise rouge jusqu’à lui, il relève le buste, et me dit aussitôt :

« Ce taxi va t’amener à Sina Market. J’ai négocié le prix du trajet pour toi : 15 livres égyptiennes. Ne donne jamais plus quand tu circules dans Dahab, ne l’oublie pas ! »

Il prend ensuite mon bagage et le met dans le pick-up. Je reste plantée là, à le regarder faire.

« Shérif, ils ont fermé la soute… As-tu récupéré ta valise ?  »

« J’ai encore 5 minutes ! » me répond-t-il, sûr de lui, après avoir jeté un vague coup d’œil à l’autocar par-dessus son épaule.

 

S’il pense être large sur le temps qui lui reste pour récupérer ses affaires, je ne suis pas du même avis. Afin d’accélérer les choses, je me décide à lui dire au revoir. Pour ce faire, j’entreprends de le prendre dans mes bras. Cela me semblait être une idée appropriée pour lui montrer toute la gratitude que j’ai envers lui, jusqu’à ce que nos têtes ne se coordonnent pas comme il le faudrait et que l’incorrect agencement de nos visages, trop proches, me fasse regretter cette initiative. Quand nos corps se séparent, c’est le malaise ! Je détourne les yeux pour ne pas croiser les siens mais ce faisant, je croise les regards inquisiteurs de ses quatre amis l’attendant.

Nous sommes déjà les derniers passagers encore présents sur le terrain. Par chance, le bus n’est toujours pas parti. Je m’empresse de remercier Shérif une dernière fois, avant de rentrer dans le taxi.

 

Depuis la place passager, je fixe dans le rétroviseur l’image de mon ami qui rétrécit à mesure que le pick-up s’en éloigne.

 

1. La Fille Qui Voulait Seulement Dormir

Il est 1 heure du matin au Caire. Assise à une table devant la station Tahrir, j’observe le cortège des bus qui se garent, se vident, se remplissent à nouveau, puis s’en vont. Il y a au moins un départ toutes les 5 minutes. La voix du garçon qui commente, dans un micro mal réglé, ce ballet de cars me sort de mes rêveries. Soudainement, j’ai réalisé qu’il parlait arabe, et que si je ne voulais pas rater mon bus, il allait falloir que je me lève et que j’aille demander, en anglais, lequel de ces cars est en partance pour Dahab.

À ma place dans le bus, je me réjouis que le siège à côté de moi soit libre. Pour ce deuxième long trajet d’affilée, je pourrai dormir confortablement couchée sur deux sièges, ce qui n’avait pas été le cas dans le bus précèdent et m’avait beaucoup manqué. Tout autour de moi, j’entends parler arabe. C’est bizarre de ne rien comprendre à ce qui se dit mais en même temps, ces sons me bercent, je les trouve mélodieux. Un bref coup d’œil par-dessus les sièges me révèle que je suis la seule passagère occidentale.

Depuis la fenêtre, je vois rentrer dans le véhicule un groupe de cinq jeunes égyptiens. Tout allait pour le mieux, jusqu’à ce que l’un de ces garçons vienne s’asseoir à côté de moi. Adieu mon rêve de sommeil profond bercé par les mouvements du car et la mélodie des voix arabes, adieu ! A moi le torticolis, les douleurs aux fesses d’être restée assise trop longtemps et les jambes endormies qui picotent douloureusement lorsqu’elles se réveillent. Je n’ai d’autre choix que d’accepter la situation pour un nouveau voyage de 11 heures mais l’expression de mon visage ne cache pas ma colère ! Je me tourne alors vers la vitre interdisant toute communication entre ce nouveau venu et moi.

Le bus a à peine démarré, je ferme les yeux dans l’espoir de trouver le sommeil. C’est alors que mes tympans se font désagréablement titiller par des sons provenant directement de ma gauche. Je tourne la tête et vois mon voisin, sur son smartphone, en train de faire défiler son fil d’actualité Instagram. Seulement, dès qu’il passe sur une vidéo, celle-ci se met automatiquement en route, le son également ! Il la regarde une seconde ou deux, puis continue de scroller jusqu’à la prochaine vidéo. Ce manège se poursuit pendant de longues minutes sans qu’il ait l’air de réaliser qu’il me dérange. J’étais prête à accepter sa présence – même si, j’avoue, j’aurais largement préféré qu’il ne soit pas là ! – mais si maintenant, il se met à écouter, en haut-parleurs, des vidéos stupides pendant tout le trajet, je crains qu’il n’y ait un mort avant qu’on arrive à bon port. Par pitié, faites-le taire ! Ou bien faites qu’il ait mangé un truc empoisonné avant d’être monté dans ce bus ! D’accord, je suis exécrable mais sait-il que j’ai déjà vingt heures de voyage dans les dents ?

Je suis à ce point épuisée que je parviens tant bien que mal à dormir. Je me réveille très régulièrement mais immédiatement, je replonge dans la torpeur. Le bus abat les kilomètres sans que je ne m’en rende vraiment compte. A deux reprises, c’est un agent de sécurité, monté dans le véhicule, qui me sort de ma léthargie pour vérifier mon passeport. Pendant les arrêts, si je ne dois pas aller au petit coin, je ne quitte pas mon fauteuil, ce qui me permet de dormir la tête contre la vitre dans une position stable pendant quelques précieuses minutes. Et, lorsque je ne veux pas somnoler, j’observe mon voisin et ses quatre amis depuis ma fenêtre. Ils sortent à chaque pause car certains d’entre eux sont fumeurs, heureusement pas mon voisin dont la présence, je l’avoue, ne me dérange plus tant que ça désormais. Il n’a pas l’air bien méchant en fin de compte et il est plutôt calme.

Il est 6 heures quand je reprends à nouveau mes esprits. Le bus est à l’arrêt et le chauffeur crie quelque chose en arabe dans le véhicule. Comme je ne comprends pas, je demande à mon voisin ce qu’il se passe.
« Contrôle de sécurité. » me dit-il.
« Encore ! » m’exclamé-je. En effet, on ne les compte plus.
« Oui, on doit descendre du bus, sortir nos valises et les ouvrir devant les militaires pour qu’ils les vérifient mais tu n’es pas obligée de descendre. » m’explique-t-il.
« Pourquoi ? » réponds-je d’un air étonné.
« Au précédent contrôle, tu n’es pas sortie et personne ne t’a rien dit. » m’apprend-il.
« Ah bon, il y en a déjà eu un ? Je ne m’en suis même pas rendu compte… Je devais dormir. » lui dis-je, surprise.
« Ne t’inquiète pas, tu n’as pas vraiment l’air d’une hors la loi, tu peux rester dans le bus. » me répète-il.
« Hors de question ! Tout le monde à la même enseigne, l’européenne aussi ! » insisté-je ne voulant pas rater une miette de ce qui allait se passer. Nous descendons ensemble du bus et nous dirigeons vers la soute, au milieu des autres passagers.
« Laquelle est la tienne ? » me demande-t-il face aux valises.
« La grosse rouge, là. Mais tu vas te casser le dos, elle est super lourde ! » lui dis-je, ayant compris son intention. Sans lui avoir rien demandé, il prend ma valise et la dépose sur le macadam, à côté de moi.
« Merci » lui lancé-je, avant d’aller m’aligner aux autres voyageurs, valises ouvertes, sur ce parking en plein désert. Je n’ouvre pas la mienne de plein gré, j’attendrai qu’on me le demande. Je n’ai pas tellement envie d’exposer l’intérieur de mon sac vu la manière dont j’y ai entassé mes affaires à la hâte ce matin. J’espère qu’ils ne vont pas tomber nez à nez avec une petite culotte sale.

Finalement, personne ne vérifia ma valise. De retour dans le bus, mon voisin et moi nous retrouvons côte à côte, tous deux bien réveillés cette fois. Naturellement, nous commençons à faire connaissance et il s’avère que nous nous entendons plutôt bien. Il a trois ans de moins que moi, il s’appelle Shérif. A partir de là, nous parlons sans arrêt, nous rions aussi beaucoup. Nous sommes devenus des complices, liés par la curiosité que nous nous portons mutuellement. Lui parler est pour moi une occasion d’assouvir mon intérêt pour le monde arabe. Je lui pose sans cesse des questions sur les coutumes musulmanes, ce à quoi il répond toujours avec beaucoup de tact. Je découvre un garçon très respectueux de son peuple, tout en étant ouvert d’esprit et tourné vers le monde extérieur.

À la pause suivante, Shérif et ses potes sont, comme à leur habitude, dehors et moi, j’essaye de somnoler. C’est alors qu’un passager du bus – un jeune gars que j’avais repéré tout à l’heure – me tend, par-dessus les sièges, son coussin. Je suis tellement étonnée par la gentillesse de ce garçon, à qui je n’avais jamais adressé la parole, qu’il me faut un certain temps pour lui répondre et le remercier. Comment l’idée lui est-il venue de me tendre son oreiller ? Personnellement, je n’aurais jamais prêté le mien à qui que ce soit dans ce bus, je suis bien trop possessive de mes affaires. Mais à présent, je me remets en question… Son geste m’a à ce point fait plaisir qu’il me donne envie de poursuivre cet élan de solidarité. Alors, quand Shérif revient, je lui propose gaiement l’oreiller. A l’expression de son visage, je vois qu’il ne comprend pas d’où sort cet objet et c’est tout juste s’il n’a pas l’air de croire que je me moque de lui. Après des explications, il refusa poliment mon offre décrétant que j’en avais davantage besoin que lui étant donné que j’étais en route depuis plus longtemps.

Entourée de ces compagnons de passage bienveillants, je réalise à quel point les égyptiens, attentionnés et élégants, sont des exemples de savoir vivre. La tête appuyée sur un oreiller tombé du ciel, je ferme les yeux et sombre aveuglement dans un profond sentiment de bien-être.

La suite de cette histoire n’appartient qu’à celles qui ont le courage de plonger dans l’inconnu.

 

” Voyager seule, c’est se laisser surprendre par ces rencontres qui se succèdent spontanément et nous transforment, grâce à quoi nous aurons le privilège de devenir des versions plus accomplies de nous-mêmes. La magie qui opèrera alors prendra la forme du bonheur, laissant sur notre passage une odeur de parfum fleuri qui fécondera encore bien des surprises. ”

Marine Gendebien